Théâtre, comics et élucubrations diverses : Le Blog de Jérémy Manesse. (Toute rime est purement fortuite)
28 Janvier 2015
Ça n'a pas été évident de trouver un prénom pour le petit frère de Merlin... d'ailleurs je trouve que c'est d'une manière générale beaucoup plus dur de trouver un prénom de garçon que de fille. C'est ma chérie qui avait trouvé "Merlin", et je trouvais ça génial. Court (je n'aime pas les prénoms qui vont immanquablement avoir des diminutifs), original mais portable, un peu geek mais pas trop, magique et ayant de la personnalité. Ça allait être compliqué d'être à la hauteur pour le deuxième, surtout après trois mois à chercher des prénoms de fille... et avec une chérie en semi-déni de grossesse, qui ne s'est jointe à la conversation que deux mois avant l'accouchement.
Alors on pouvait prendre le contrepied, avec un Jean-Pierre ou un truc du genre. Bof. Beaucoup de gens nous conseillaient toute la légende arthurienne, des Lancelot, des Arthur, ce qui nous aurait marqué comme des fans de Table Ronde, ce que nous ne sommes pas tant que ça.
J'ai été tenté d'aller chercher du côté des comics... Ma chérie a un temps proposé Yorick, que j'aimais bien mais dont je trouvais le destin un peu trop mélancolique (sans vouloir spoiler Y : Le Dernier Homme à ceux qui ne l'ont pas lu). Et puis... "Yo, Rick, Yo, man". (Oui, faut penser aux blagues, aussi... "Merlin, enchanté", ça reste supportable).
Et puis, j'ai proposé Loki, et le premier réflexe de ma chérie a été d'aimer. Pour la sonorité, déjà, l'originalité dans la simplicité (comme Merlin, quoique moins connu), et puis parce qu'elle aime bien le personnage tel qu'incarné dans les films par Tim Hiddleston (faut dire que c'est peut-être le plus réussi de l'univers Marvel avec le Tony Stark de Downey Jr, hein). Ça, c'était dans un premier temps : Après, elle a eu beaucoup de doutes, pas tant pour le côté "maître du mal" que pour le côté "geek". Il faut l'admettre, on est moins dans le "geek mais pas trop" que pour Merlin. Du coup, elle a été en résistance jusqu'au bout, sans mettre son véto mais sans le valider non plus (et sans parvenir à trouver mieux). On a décidé d'attendre de voir sa tête, avec un prénom de secours en réserve... et quand elle l'a vu, elle a admis qu'il avait une tête de Loki.
Parce que bon, resituons pour ceux qui tombent des nues : Le nom Loki est emprunté à la mythologie scandinave, celle des vikings, qui a été joyeusement pillée par Marvel pour son univers de super-héros. Loki est le demi-frère de Thor, adopté par Odin. Mais ce qui ressort quand on va voir l'entrée Wikipédia du personnage (ce qu'ont fait beaucoup de gens qu'on connaissait quand on a annoncé le prénom... on a dû faire exploser les compteurs de la page le 9 décembre dernier), c'est que Loki est largement perçu comme un dieu du mal. D'ailleurs, lors de ses apparitions cinématographiques, le personnage, quoique charmeur et charismatique, a surtout joué le rôle d'antagoniste, à la notable exception de Thor 2, sa dernière apparition en date.
C'est là qu'il faut nuancer un peu, et expliquer ce qui m'a particulièrement attiré dans ce prénom. Loki n'est pas le dieu du mal, mais de la malice. Selon les interprétations, il est donc fourbe, mauvais et menteur, ou farceur, facétieux et espiègle. Selon les interprétations... et selon les époques, aussi.
Parce qu'en fait, Loki est un fouteur de merde. Il est le grain de sable dans une mécanique trop bien huilée. Il est le poil à gratter des dieux trop sérieux qui se la pètent, le briseur d'un statu quo chiant et pédant. Et ce qu'on oublie souvent, c'est que dans la mythologie, d'une part, les autres dieux sont largement aussi cruels que lui, et d'autre part il est souvent le sauveur de situations désespérées (qu'il a lui-même créées).
Loki, en fait, est le roi des anarchistes.
Alors quand on parle d'anarchie, on voit tout de suite les flammes, le chaos, les gens qui courent en hurlant. Mais l'anarchie, c'est une forme d'utopie, celle qui imagine un monde où aucune loi n'est nécessaire, parce qu'on est tous assez intelligents pour ne pas en avoir besoin. Comme toute utopie, elle est irréaliste, mais c'est une idée plutôt noble. C'est l'anarchie "sympathique" qui a présidé à la création du Café de la Gare, par exemple. Et qui a même fonctionné, pour un temps. Souvenons-nous aussi que dans les jeux de rôle, on est "chaotique" quand notre alignement est neutre, c'est-à-dire ni du côté du bien, ni du côté du mal.
Et c'est le refus des dogmes, de l'ordre établi. C'est là que ça devient intéressant : Quand on a confiance en le système, en les dirigeants, celui qui veut briser l'ordre établi est un méchant. Mais quand on est dans une période où on doute des pouvoirs en place, de la façon dont fonctionne le monde, du capitalisme, de l'économie de marché... Il est sain d'avoir envie de changer ce monde. Loki est celui qui réfute l'idée que les choses sont ainsi et qu'elles ne peuvent pas être autrement. Et il peut donc tout à fait être un héros. A l'inverse, des Superman peuvent tout à fait passer pour les emblèmes niaiseux d'une pensée unique qui envoie le monde dans le mur.
On en revient aux bandes dessinées : Depuis quelques années, le côté positif de Loki a été mis en avant. Après avoir sauvé le monde d'une menace qu'il avait lui-même libérée, en sacrifiant sa vie, Loki est ressuscité sous les traits d'un jeune garçon, libéré des chaînes de sa réputation. Loki refuse tout déterminisme, y compris pour lui, et le roi du chaos enrage de ne pouvoir être autre chose que le roi du chaos. Il s'échine donc à prouver que si, il peut trouver une autre voie, et être un meilleur héros que ceux qui se proclament héros.
Ça finira bien et mal à la fois. La série Journey Into Mystery de Kieron Gillen, et sa suite, Young Avengers (et son autre suite, Loki : Agent of Asgard) jouent sur la difficulté d'être un héros en se servant des talents de manipulateur qui ont fait de lui un vilain. En tout cas, ça fait cinq ans maintenant que c'est cette direction qui est explorée, et que ça fait de Loki un personnage bien plus intéressant que ne l'était le simple maître du mal. On n'a pas envie que Loki cède au poids de son héritage, et lui non plus.
Et tout ça n'est pas si éloigné de Merlin, d'ailleurs. Curieusement, Merlin a l'image du gentil sorcier bienveillant, alors que si on revoit l'Excalibur de John Boorman, il est beaucoup plus manipulateur et cruel que ça. Mais il y a un point commun : Merlin orchestre les événements qui amènent au couronnement d'Arthur et au fait que le monde change. Lui aussi fait voler en éclats l'ordre établi. Merlin et Loki sont un peu les deux faces d'une même pièce. Eh oui, j'y ai beaucoup réfléchi.
Alors, est-ce que je veux que mon fils soit celui qui fait brûler le monde capitaliste ? Pas forcément, mais je suis de l'idée que si on fait des enfants aujourd'hui, il faut que ce soit pour qu'ils sauvent le monde, sinon c'est pas la peine. Je ne veux pas "charger" Loki du poids d'un personnage de mythologie, bien sûr, encore moins d'un personnage de BD, mais ça explique l'attrait particulier que le prénom a eu pour moi, et la façon dont je m'y suis attaché au fil des mois. Mais sorti de tout ça, il serait tout aussi digne de Loki qu'il refuse d'être Loki, il a d'ailleurs un deuxième prénom plus "soft" dont il pourra se servir si... si il veut faire de la politique, par exemple.
Je veux en tout cas que mes enfants apprennent à évoluer en dehors des dogmes, des certitudes, qu'ils se méfient des journalistes, qu'ils se méfient du système. Qu'ils aient envie de créer autre chose et qu'ils ne pensent pas que c'est impossible simplement parce que leurs vieux cons de parents n'ont pas su le faire. Se forger leurs propres convictions. Un prénom hors-normes me semble aider à ça.
Bon, et puis ça claque, comme prénom, quoi.