
Ca a été quelque chose de très particulier, la traduction de
La Tour Sombre. Enfin, "ça a été", ça l'est toujours, je n'ai traduit pour l'instant que le premier album... mais l'expérience a été plutôt surprenante.
Histoire de replacer le contexte, il est intéressant de rappeler ce qu'est la
Tour Sombre, quel est ce projet, et comment il m'est tombé dans les mains. La saga est un genre de pierre angulaire de l'oeuvre de Stephen King, elle a commencé comme un feuilleton par chapitres il y a vingt ans de ça, et a fini par englober tout l'univers des romans du gars, faisant intervenir à de nombreuses occasions d'autres personnages de ses romans, et même l'auteur lui-même, dans un exercice très poussé de métafiction. En gros, l'histoire explique d'elle-même pourquoi King a mis vingt ans à la pondre. Rigolo. Ca n'a pas fait rire tout le monde, mais moi j'aime bien.
Il se trouve que je suis assez fan de Stephen King. J'ai un peu appris l'anglais en lisant ses bouquins en VO (avant même de me mettre aux comics, pour vous dire si ça remonte à loin), et à une époque, je lisais quasi-exclusivement du Stephen King (faut dire qu'il en chiait, du pavé). J'ai maintenant de moins en moins de temps pour lire quelque livre que ce soit, il n'empêche qu'une association Stephen King / comics ne pouvait que m'intriguer. D'autant que je suis archi-fan de la
Tour Sombre (oui oui, l'ensemble... à part peut-être le premier volume un peu lent à démarrer).
L'idée derrière la
Tour Sombre en BD, c'est non pas de raconter à nouveau toute la saga (il y en aurait pour quarante ans supplémentaires), mais d'enrichir l'univers en contant des épisodes qui ne sont qu'évoqués dans les bouquins. Peter David est au scénario et marche précautionneusement dans les pas du King, Jae Lee est au dessin. L'univers, pour ceux qui ne connaissent vraiment pas, c'est un genre de royaume entre médiéval-fantastique et western, où les chevaliers de la Table Ronde sont des pistoleros. Cet univers est celui où l'on peut se rendre jusqu'à la Tour Sombre, qui est un peu le pilier des réalités sur lequel reposent toutes les oeuvres / univers parallèles de King.
Qui dit monde médiéval dit vocabulaire particulier (la plupart du temps, en tout cas) et c'est là que les ennuis ont commencé pour moi. J'ai été assez surpris de voir finalement la série tomber dans mon "escarcelle", car je la croyais confiée depuis longtemps à quelqu'un de chez Soleil. Il se trouve qu'un peu par hasard, j'ai rencontré la personne qui m'a précédée sur ce rôle (et dont je tairai le nom pour protéger l'innocent), qui m'a confié avoir renoncé à la tache, n'ayant pu concilier ses exigences personnelles de traduction aux soucis que je vais évoquer par la suite.
Bon, avant que tout le monde ne s'exclame "oh ben, il a pas l'air de s'être amusé, lui", je demeure ravi d'être le traducteur d'une oeuvre qui réunit certaines de mes grandes influences : quand on connaît un peu ce que j'écris, que je me retrouve à traduire un comic de King, c'est quand même bien cool. C'est juste que j'ai été confronté à une situation inédite et somme toute plutôt intéressante.
Je n'avais jusque là lu la
Tour Sombre qu'en VO. Je connaissais la saga sur le bout des ongles, ce qui s'est révélé assez essentiel pour la suite, mais je n'avais jamais ne serait-ce que feuilleté la VF. Ca a été mon premier geste quand la tache m'a été assignée. Pourquoi faire, alors qu'il m'arrive de ne pas rechercher les précédentes traductions d'un comic que je re-traduis, me direz-vous ? Pour quelques raisons simples : d'abord, l'immense majorité des lecteurs de Stephen King en France a lu la saga en français. Peu importe dans un tel cas que ma traduction soit meilleure ou pire que la précédente, dans l'esprit des gens, c'est le roman qu'ils ont lu qui est la "vraie" version, tel mot a telle signification. De plus, quand on parle de l'immense majorité des lecteurs de King, on ne parle pas de l'immense majorité des lecteurs de comics. C'est sans commune mesure. Ils nous prennent quand ils veulent, les fans de King, à mille contre un. Il y en a qui sacrifient des chats. J'ai pas envie de les énerver.
La comparaison est d'autant plus inévitable que, comme je le disais plus haut, les personnages de la Tour Sombre usent d'un vocabulaire bien particulier, de néologismes et d'expressions "d'usage" qui reviennent relativement souvent : exemple, le fameut "kennit?" anglais qui est un genre de "tu perçois le sens de ce que je veux dire ?", et qui a été traduit dans la VF en "t'intuites ?". L'utilisation de termes comme "intuiter", donc, satisfera évidemment les lecteurs de la saga, mais risque par ailleurs de paumer un peu les autres, du moins au début (les relecteurs de Panini ont cru un moment que je m'étais mis à la drogue pour tenir mes deadlines, d'ailleurs... "un bafou-bafouilleux ? T'es sûr ?" J'espère d'ailleurs qu'ils n'ont pas corrigé des trucs sans me le dire). Dans les livres, les termes apparaissent au fur et à mesure des quelques 4000 pages de la saga, avec à chaque fois des explications sur leur sens... ce qui fait qu'au fur et à mesure, on est comme un poisson dans l'eau en entendant le "Haut Parler". Dans la BD, bien sûr, tout ce travail n'est pas possible : on est donc jetés dans le bain et advienne que pourra. Ce qui me donne à penser que la BD s'adresse avant tout aux lecteurs préexistants de la saga (même si le duo Peter / Lee a de quoi intriguer les fans de comics), et j'ai fait ma traduction en gardant ça à l'esprit.
J'ai du prendre en compte deux détails supplémentaires : tout d'abord, si les futures mini-séries promettent effectivement de dévoiler des épisodes cachés de la vie du pistolero Roland, cette première mini-série reprend en grande majorité des scènes des bouquins. Au dialogue près. Enfin presque. Parfois, les dialogues sont réorganisés, raccourcis... mais le texte est le même. Une contrainte de plus pour bibi. Bibi qui heureusement connaît suffisamment bien les sept volumes de la saga pour retrouver immédiatement les passages concernés. C'est peut-être le bon moment pour indiquer que je ne suis pas forcément hyper-fan de tous les choix de traduction qui ont été faits sur le roman. Trad parfois un peu trop littérale, ou lourde (à mon sens, hein, mais c'est aussi ça qui a décidé mon prédécesseur à jeter l'éponge)... il y a un paquet d'endroits où si j'étais parti de zéro, je n'aurais pas du tout proposé la même traduction. Et puis, l'avantage d'un bouquin, c'est qu'on n'a pas la contrainte des bulles. Certains des dialogues ne tenaient tout simplement pas dans mes bulles.
J'ai donc procédé de la manière suivante, également parce que je n'étais pas là pour faire un bête copier / coller (pour lequel on aurait éventuellement pu m'accuser de plagiat, mais j'y reviens plus bas) : j'ai dans un premier temps repris et réorganisé les dialogues du bouquin selon l'ordre dans lequel ils apparaissaient dans la BD, faisant de premières adaptations pour respecter les contraintes de place. Puis, je suis repassé sur l'ensemble, comme je le fais sur toutes mes traductions, pour fluidifier le tout, m'assurer que tout ça se répond bien. Quitte à parfois m'éloigner un peu de la précédente traduction et risquer les foudres de ceux qui compareront phrase par phrase (j'ai horreur de ces gens-là).
L'autre détail aggravant, c'est que la traductrice de la Tour Sombre n'a pas fait que traduire la Tour Sombre. Elle a traduit Concordance, les deux pavés faisant la liste de tous les événements d'importance de la saga, tous ses personnages, tous ses termes, toutes ses expressions. Un genre de lexique, de dico de l'Entre-Deux-Mondes. Un outil bien pratique, certes, pour moi, mais aussi un carcan supplémentaire. Car pour le coup, impossible de contourner les définitions et termes utilisés dans ce bouquin. Difficile aussi, du coup, de m'accuser de plagiat (un terme jamais évident à définir en terme de traduction), puisqu'en l'occurrence, cela reviendrait à m'accuser d'avoir plagié le dictionnaire Larousse parce que j'y ai trouvé un mot.
A la relecture, ça fait un résultat plutôt étrange, très fidèle à l'univers de King selon l'idée que s'en font sans doute les lecteurs français, mais pas forcément la traduction idéale que j'aurais pu proposer. C'est au final sur les bonus, des scènes qui ne sont pas du tout tirées du bouquin, que je me suis le plus amusé. Je pense cependant avoir fait les bons choix étant donné le contexte très particulier de cet ouvrage : parfois, il faut pouvoir s'asseoir sur sa fierté de traducteur. Après tout, le but c'est qu'on soit quasiment invisibles dans le passage d'une oeuvre à une autre.
Je suis très curieux des réactions que provoquera cette traduction.
(Image Copyright Marvel)