Théâtre, comics et élucubrations diverses : Le Blog de Jérémy Manesse. (Toute rime est purement fortuite)
12 Octobre 2006
Perdu dans la Translation sera le petit coin de On en est là qui traitera un peu en détail de mon taf de traducteur chez Panini France. Je ne voudrais pas que ce Blog dans le Blog - ou ce rendez-vous récurrent, ou bref - donne l'impression que je veux me faire mousser (oh, regardez comme c'était dur à traduire, je suis fort, hein ?). Mais je me suis dit que ça pouvait en intéresser / intriguer / éduquer certains d'en savoir davantage sur l'exercice souvent périlleux mais ô combien sympathique de la traduction de comic-book. Et puis bon, au départ, un Blog, c'est quand même un genre de journal, hein, donc je parle de ce que je fais.
Qu'est-ce qu'il peut y avoir de bien plus compliqué qu'une traduction normale quand on traduit une bande dessinée ? C'est assez facile à expliquer, et ça se rapproche du piège qui attend les traducteurs qui bossent sur les sous-titres des films : La limite de place. Au cinéma, il y a un nombre officiel - je ne le connais plus - de lettres que peut lire le spectateur moyen en une seconde, ce qui définit donc la taille possible de la phrase traduite. A cela, il faut ajouter le fait qu'un changement de plan force l'oeil à reprendre le sous-titre au début... Mais je m'égare.
Dans les comics, les bulles ne peuvent pas changer de taille en passant de la VO à la VF. On a donc exactement la même place pour caser sa traduction alors qu'on sait que la langue française met plus de temps, en général, à dire les mêmes trucs. Alors c'est vrai, le lettreur est souvent mis à contribution en utilisant une police un peu plus petite qui règle bien des problèmes, mais dans certains cas, des phrases toutes bêtes comme "Why?" peuvent devenir un petit casse-tête.
Au-delà de ça, on retrouve tous les pièges habituels de la traduction : Blagues intraduisibles, double-sens, références typiquement américano-américaines... Ajoutons à cela, dans le cas des comics, le danger d'un contre-sens pour celui ou celle à qui il manquera un peu de culture comics. Les univers Marvel et DC existent depuis tellement de temps qu'il faut parfois de bonnes grosses archives pour retrouver la façon dont le nom d'un personnage a été traduit la dernière fois, en 1972.
Et puis il y a les bâtons dans les roues inédits que nous mettent parfois les auteurs. Mon premier exemple "à charge" sera le WE3 de Grant Morrison, qui sort en janvier et que je vous recommanderai d'autant plus chaudement lorsque je m'attarderai sur Mes traductions de janvier..., d'ici quelques temps. Oui, on est toujours dans la période d'installation des meubles, ici. Pour faire court, les héros de cet album sont des animaux cybérnétiquement modifiés pour en faire des armes de destruction massive sur pattes. Leurs pensées sont traduites en un langage un peu étrange, de type SMS, qui donne des phrases du genre "I.M.Gud. R.U.Gud 2?"
Bon, dans ces cas-là, plusieurs choix : on balance tout le côté semi-langage par la fenêtre et on garde le sens - ce qui n'est déjà pas forcément évident puisque Morrison s'amuse parfois à faire du SMS à double-sens - ou bien on tente de créer quelque chose d'équivalent en français. Sachant par exemple qu'en lisant "2", le lecteur français va lire "deux", pas "two". Ca paraît con mais ça nous emmène directement au problème du titre.
WE3 est le sobriquet du nom de projet dont font partie les trois petites bêtes tueuses. L'expression est également utilisée de nombreuses fois dans les dialogues des animaux. Et pour ceux qui ont vraiment du mal en anglais, "we three" signifie aussi "nous trois". Il devient vite évident qu'il faudra traduire le titre, ce qui est souvent un bon moyen de se mettre à dos les lecteurs qui lisent les VFs en les comparant bulle par bulle avec les VOs (oh, il y en a). Ils ont adoré quand j'ai traduit "The Nail" par "Le Clou", par exemple. (Je m'égare d'avance, mais excellent album DC : Alan Davis au scénario et au dessin. Et si ça vous plaît, il y a une suite, que je n'ai pas appelée "Un Autre Clou" pour "Another Nail", mais "Le Clou II". Autre sujet de discorde avec certains de mes lecteurs adorés.)
Pour en revenir à WE3, je me suis donc orienté naturellement vers NOU3. Le "calvaire" - j'utilise le mot affectueusement, hein, j'adore ce genre de défis - commence quand on sait que WE3 est en fait l'abréviation d'Animal WEapon 3. Il faut donc trouver le nom du projet qui va aller avec NOU3 tout en conservant le sens : animal, arme. J'ai commencé avec le projet NOUvelle Bête 3, dont je trouvais qu'il regroupait bien toutes ces notions, y compris celle de la dangerosité.
Le souci est que sur une case de la BD, un général se tient devant le logo du projet Animal Weapon 3 et plus précisément devant le deuxième mot, cachant le "apon" et ne laissant visible que le "WE3". C'est une case, mais ça fout la merde, et l'effet est tellement sympa que ce serait dommage de ne pas le conserver. Quitte à ce que le lettreur se casse pour l'adaptation graphique, autant être à la hauteur à la trad.
"Bête Nouvelle 3" ne me disait pas terrible, j'ai donc pris le parti de me dire qu'il s'agissait d'un projet militaire, et que le concept d'arme était de toute façon un peu latent. J'ai donc fini avec le projet Animal Nouveau 3, qui colle bien avec tous les thèmes abordés dans le speech d'introduction du chef de projet. Au final, en fait, je le préfère à Nouvelle Bête.
Mais bon, pour du Morrison, ça reste relativement tranquille : Les références ésotériques et les concepts barrés sont assez peu nombreux. Mon collègue qui bosse à la fois sur Seven Soldiers et The Filth, lui, passe autant de temps à traduire qu'à faire des recherches pour s'assurer d'avoir toutes les références.
(Image Copyright DC/Vertigo)